Eliane CHEGNIMONHAN, plus connue sous le nom Yèmissi Fadé est une jeune écrivaine du Bénin ; elle vit depuis quelques années en France. Pour les 60 ans du roman Un piège sans fin, elle unit sa plume à la voix de l’équipe des noces de diamant du livre pour rendre hommage au Patriarche Olympe Bhêly Quenum.
Lisez son témoignage.
Il est des livres que l’on trouve banals et des couvertures de livres que l’on juge peu sophistiquées. Il suffit seulement de répondre à leur doux appel, on y perd parfois ses repères, ses certitudes.
Tel est le cas du livre Un piège sans fin. Un da Vinci code africain qui effeuille délicatement les pans invisibles de l’humain jusqu’à ses sombres profondeurs.
Je me souviens encore des interminables et virulentes discussions de mes cousins sur le chemin du retour du collège, autour de l’ouvrage. Le prénom “Ahouna” revenant souvent au centre de leur palabre ambulante, au rythme de nos pas poussiéreux. A peine savaient-ils que j’étais au milieu d’eux, perdus dans leur monde interdit aux “moins de la classe de première”, défendant chacun son opinion à coup de gestuels d’Akowé.
« Il n’aurait pas dû” ” Non, il devrait” “Toi, tu ne comprends rien à l’amour” ” Parce que toi t’as déjà été marié une fois ?” “Les femmes sont toutes pareilles »…
À tour de rôle je les questionnais de mes petits yeux curieux, cherchant à comprendre pourquoi un livre lu en classe continuait de les poursuivre jusque sur les sentiers rouges de la petite ville de Savè.
Aucun d’entre eux ne semblait prêter attention à ma précoce et malsaine curiosité. Qu’est-ce qu’une petite fille de 11 ans tout juste admise au collège pouvait comprendre à la littérature, fut-elle brillante en Dictée- Questions ?
La littérature des grands, ces futurs étudiants qui bientôt prendront le train en direction de Kutonu, la capitale pour y étudier d’autres grands auteurs est presque sacrée. N’y accède que qui y a droit.
Je me souviens avoir demandé au bibliothécaire du collège, s’il pouvait me trouver le livre des aînés, Un piège sans fin, fis-je timidement comme un futur voleur dévoilant son projet à un homme sans péché.
Hélas, personne, ne me fit la grâce de découvrir qui est Ahouna, ce fameux personnage devenu ma hantise. Mon ami le bibliothécaire, m’encouragea plutôt à bien travailler pour arriver en classe de première et mériter de tenir enfin ce livre entre mes mains.
Plus tard, à Cotonou, en classe de seconde, ma mère m’acheta en guise d’anticipation ce fameux livre. Ce fut plutôt une surprise pour la comptable en devenir qui jonglait désormais avec chiffres et calculs. La littérature, cette passion amie était devenue un loisir de luxe réservé aux jours de repos ou limité à deux heures de cours par semaine.
Je dévorai mon livre comme une ogresse revenue à la vie.
Oh que le temps passe ! La petite collégienne d’hier était enfin en classe de première, tandis que les aînés de première de l’époque étaient devenus pour la plupart, les dignes transmetteurs de cette connaissance chèrement apprise.
En classe de première donc, monsieur Agossou nous demanda pour commencer, de décrire la couverture du livre Un piège sans fin.
Au bout d’une heure de réflexion, les apprentis comptables que nous étions, rendîmes copie, sans grande conviction.
Quand il ramena les copies corrigées, voici la question que me posa ce professeur de Français dont l’expression faciale resta timbrée pour toujours dans ma mémoire.
– Mademoiselle Chegnimonhan, pourquoi perdez-vous votre temps dans cette filière ? Votre place est parmi les littéraires…
Il n’eut pas de réponse à sa question, mais un an après j’étais à ma place, greffée en série littéraire, enfin, heureuse.
L’étude de cet ouvrage a contribué à une prise de conscience d’un petit drame silencieux qui se jouait dans ma vie, celui d’une vie scolaire mal orientée qui aurait pu me conduire à un lamentable échec social.
Ainsi, délivrée d’un piège qui aurait été interminable, je pus enfin vivre ma passion pour les lettres, au grand dam de ma mère qui voulait d’une comptable comme fille et non d’une autre littéraire à la tête bien remplie, mais les poches vides.
Un piège sans fin, c’est l’un des composants de bible de l’apprenant béninois. Avoir été élève sans l’avoir lu, était comme une malédiction, pire que la tragique histoire d’amour de ce couple dont révèle la majestueuse et simplissime plume d’Olympe Bhêly Quenum.
Une fois le livre enfin entre les mains, on n’a qu’une envie : donner un coup de pied aux fesses à ces deux amoureux qui ont étoffé naïvement un labyrinthe duquel ils n’arrivent pas à s’extirper… On a envie de crier à Olympe, fais quelque chose pour que ces deux- là vivent une histoire heureuse et finissent leurs vies ensemble, entourés de leurs enfants, petits-enfants et arrières petits-enfants comme cela est de coutume chez nous !
Olympe Bhêly Quenum impassible aux mœurs de chez lui, nous sert un drame typique de la mythologie grecque, sur un plateau orné d’espoir et de désirs inassouvis et semble nous dire: “Toutes les histoires d’amour ne finissent pas toujours bien, faites gaffe” ! Tout n’est pas toujours rose dans le meilleur des mondes… A l’époque, ce peut être perçu comme une entrave au rêve d’un avenir radieux, aujourd’hui à l’ère où nous sommes habitués aux drames, un piège sans fin est une histoire comme tant d’autres révélant la complexité de l’être, l’infiniment inexplorable.
Plus que jamais, cet ouvrage et son auguste auteur font partie de notre histoire pédagogique, une valeur sûre de notre patrimoine littéraire que nous devons défendre, comme tant d’autres ouvrages emblématiques, inconnus de la jeune génération.
Les autres ont leurs fiertés nationales, nous avons aussi les nôtres: Jean Pliya, Olympe Bhêly Quenum et bien d’autres, correspondant à Bernard B. Dadié, Birago Diop, Maurice Carême… Bref, tous ces auteurs au programme depuis le début de notre scolarité jusqu’à à l’obtention de nos diplômes, pour les plus chanceux et tenaces.
Alors qu’importe si l’auteur vit au Bénin ou à Wuhan? Qu’importe si le livre a été d’abord rejeté pour finalement être accueilli tel un enfant sans père réintégrant la maison paternelle, nous sommes des millions à l’avoir lu, à avoir pleuré Ahouna et maudit Anatou, nous qui l’avons lu, avons tous secrètement désiré rencontrer un jour cet illustre auteur pour lui demander: “Pourquoi ?”
Un piège sans fin fait partie des dignes ouvrages africains qui ont suscité des vocations, la mienne en tout cas. Dignes et fiers produits de ces lectures enchanteresses, les récits joyeux douloureux ou porteurs d’espoir ayant nourri notre fertile imagination ont donné naissance à cette génération d’écrivains, de promoteurs de littérature africaine, fiers de leurs aînés et riches de leur culture.
Merci à Papi Olympe Bhêly Quenum et à tous ceux qui ont œuvré pour donner au Bénin son identité en matière de littérature d’avoir contribué à faire germer en nous la petite graine “belles-lettres”.
Eliane CHEGNIMONHAN, ©BENINLIVRES, Porto – Novo, mai 2020