Blues de boue de Grégoire Folly : Il y a mieux que l’abîme du connu…

Blues de boue de Grégoire Folly : Il y a mieux que l’abîme du connu…

Le mal est un mot qu’on ne saurait négliger aujourd’hui. Pas plus que la vie qui nous inscrit au cœur d’une « forêt de paradoxes ». Et l’écrivain aussi s’inscrit dans ce paradoxe. On a souvent reproché à Sartre et alii de verser dans le morbide, le visqueux en oubliant un certain nombre de beautés riantes ou le côté lumineux de la nature humaine. Tant pis. En lisant Blues de boue, ce recueil de dix nouvelles qui a fait son entrée dans le paysage littéraire béninois en 2018, on pourrait faire le même reproche. Mais quelle est cette œuvre qui ne surgirait dans son temps et de son temps ! 


«  De Zola à Sembène, de Sartre à Césaire, de Steinbeck à Kourouma, l’écrivain humera puis repeindra de sa plume les fragrances mais aussi et surtout la fange collées aux pavillons de son époque », nous prévient Habib Dakpogan, le préfacier du recueil. Et « Une littérature qui n’ose communiquer à la société ses propres souffrances et ses propres aspirations, qui n’est pas capable d’apercevoir à temps les dangers sociaux et moraux qui la concernent, ne mérite même pas le nom de littérature », nous dira Soljenitsyne en plus.

Et on ne le dira jamais assez : le plus célèbre angle de la littérature est l’ambiguïté quand elle se présente comme un témoignage profondément unique mais se prétend encore universel, adressé à tous les hommes de tous les temps.De lacouverture au contenu, le livre livre au lecteur un vaste réseau de tableaux, un écran, un miroir à tout crin dans lequel défile toute une succession de « fragrances » et de « fange » pour reprendre les mots du préfacier.

Dans Blues de boue, ce cocktail de dix récits que nous sert Grégoire Folly, puisque c’est de lui qu’il s’agit, on sent comme l’ambition des impressionnistes du siècle dernier: capter notre société acculturée aux abois sur des pages en donnant à voir ce qui est. Tout lecteur est un voyageur. Et quiconque prenant Blues de boue ne pourra nier son périple dans l’espace contemplant l’univers depuis un fauteuil jusqu’à ses plus noirs tréfonds. L’expression de Folly n’a rien d’une folie, quoique dans La sirène au désert , la troisième nouvelle du recueil, nous rencontrons une personne en situation de handicap mental. Et si cet auteur a une phobie, c’est celle de la langue de bois.

Sur 151 pages, il nous peint sa société, notre société, nous dresse un tableau vrai des bruits sociaux. Un portrait robot plus que parfait d’une société en crise de valeurs et en pleine mutation. Une société dans laquelle les contre-valeurs font désormais loi et où le ciel semble paraître rouge. Une société dans laquelle la cupidité rend stupide et dicte les conduites ignobles. «  Akouè bâ houn dé– je veux de l’argent ! » ( p.22). Le sexe est marchandé, commercialisé et profané jusque dans les couloirs de la morgue, aux portes du ciel, l’avortement coule à flots, l’adultère s’érige en norme et l’envoûtement devient le seul recours pour conquérir le cœur d’autrui.

Ici, dans le Blues qui est un instrument de musique, une caisse de résonnance et la boue qui est l’expression de l’ignominie, de l’infâme, de l’immoral, on aurait cru que les dix piècesqui composent ce livre n’en font qu’une seule. Un tableau hétéroclite sur lequel chacun de nous y figure avec toutes ses grimaces.  Si « La nuit assassine » nous conduit dans cette volupté de « petits enfers d’amour » de concert avec «  la sirène au désert », c’est qu’il y a  « La nuit [qui]tombe sur le chaos » et que « le revers du diable » jette «  à l’intérieur de la mamelle » pour nous faire savourer un vrai « blues de boue »  et un sulfureux « coca light » avant que les « bières en bière » de Djèrègbé ne laissents’échapper « le cadavre d’une vie ».Et si la mort reste un fil conducteur incontournable dans ces nouvelles, ce n’est pas une manière pour l’auteur de s’y enterrer justement. Non, il parle de la mort pour essayer de mieux entrevoir la vie, pour mieux ouvrir l’horizon et mieux dilater les esprits. Parce que c’est aussi à côtés des ombres, des ténèbres qu’on peut apprécier la lumière d’un certain espoir. Folly érige la mort en un véritable actant pour mieux, avec ses personnages, entrevoir la possibilité d’une vie, la possibilité de faire un saut hors des ombres et des ténèbres qui nous hantent inéluctablement.

Les pièces de résonancede ce livre sont concoctées pour  dénoncer notre société en panne de repères. Le style est baroque, le souci est salvateur. À travers des personnages riches en couleurs et en caractères, aussi ignobles comme Naomie Yèmènou, la batteuse des pavésdont « le corps fut un nid » ( P.19) à Régis, un Don juan fantôme ; Assiba, la fauteuse qui inconsciemment a occasionné la mort de son époux par des jeux de caleçon d’avec son hounnon ; Floriane dont le cœur a été brisé, qui voulait éteindre celui de Sikira pour se refaire ; Lorna que la crainte des parents contraint à l’interruption d’une grossesse non désirée ; Louise, l’innocente âme dont la cupidité de la mère a traînédans les ruines de la mort,…autant de destins labyrinthiques que met à nu Grégoire Folly dans ces nouvelles à travers un regard lucide et un réalisme déconcertant. C’est dire qu’ici, il y a mieux que l’abîme duconnud’où s’écoulent goutte à goutte les mots, il y a les hommes de marge avec leur courage social, il y a les réalités, parfois souterraines qui s’éclairent peu à peu comme des rêves pour nous dire combien l’homme est en dépravation.

Par Ghislain AHOUANSE, ©Beninlivres, novembre 2019