De Quenum à Houenou : Brève analyse de l’instance narratologique dans Un piège sans fin

De Quenum à Houenou : Brève analyse de l’instance narratologique dans Un piège sans fin
Jovincio Kpèhounsi

Jovincio Kpèhounsi est un spécialiste des sciences sociales. Il se définit lui même comme un lecteur passionné. L’un de ses Auteurs – idoles est Olympe Bhêly Quenum dont le roman Un piège sans fin a boucle 60 ans le 15 avril 2020. Dans le cadre des noces de diamant de l’ouvrage, après une première analyse axée sur la personnalité d’Anatou – rendue publique le 08 mai 2020, Jovincio revient, une semaine plus tard, avec un commentaire sur la technique narration du Patriarche Olympe Bhêly Quenum.

Que le patronyme Quenum soit une transcription francisée de Houénou, c’est un fait si établi qu’il n’est point nécessaire aujourd’hui de s’attarder en quête de preuves[1]. Le narrateur de ce roman au prestige inoxydable, Monsieur Houénou, peut donc s’identifier aisément à l’auteur qui lui-même est un Houénou. Tout, là, peut paraître ordinaire, mais attendez un instant, cette histoire est bien plus intéressante.

Houénou, ou la narration de l’auteur-témoin

Ce qu’on nous raconte dans Un piège sans fin n’est pas que le fruit de l’imagination. « Il s’inspire, nous dit Kesteloot[2], d’un fait qui s’est passé dans [le pays d’Olympe Bhêly-Quenum] et a vivement frappé l’imagination de l’auteur : un jeune ménage de paysans bien paisibles et travailleurs a été perturbé et détruit à cause d’un rêve. Un rêve de femme ! » Voilà sans doute bien résumé tout le drame dont ce livre est le récit.

Et si vous trouvez cela trop général, retournons à Kesteloot : « Aminata rêve une nuit qu’elle a vu son mari embrasser une inconnue. Elle s’en plaint à lui dès le matin, mais il la rassure et s’en va aux champs, la conscience tranquille. Mais lorsque sa femme vient le rejoindre pour lui apporter le déjeuner, le Destin envoie sur la route qui borde le champ l’inconnue même qu’Aminata a vue en songe, et celle-ci fait un signe de salut en direction du couple. Impossible dès lors de calmer la colère de la jeune femme […]Pour échapper à la vengeance de son beau-père, le paysan doit fuir. La malchance voudra qu’il tue par mégarde une femme […] Il sera arrêté, emprisonné,  condamné aux travaux forcés et finalement, mis à mort sur la place publique ». Il est impossible de ne pas relever que l’auteur s’est efforcé, à peu de choses près, à rester fidèle aux faits tels qu’ils sont advenus dans la réalité. Olympe Bhêly-Quenum a voulu passer à la postérité ce drame de son temps qui avait ému toute sa génération.

Et pour nous transmettre ces émotions sans rien altérer à leur intensité, l’auteur choisit de créer un narrateur doublement homodiégétique, le récit-cadre narré par Houénou ayant enchâssé le récit d’Ahouna. On sait que ce choix narratif de la voix homodiégétique permet à tout auteur qui le souhaite de présenter une analyse de la psychologie d’un personnage, de faire vivre au narrataire extradiégétique les sentiments d’un actant torturé.

Olympe Bhêly-Quenum, en choisissant de donner directement la parole à Ahouna, voulait que son lecteur, en entrant dans le drame du paysan condamné, prenne position pour lui, vive avec lui son malheur extrême, cet acharnement d’un destin absurde sur le poète inoffensif qu’est Ahouna, le héros pris dans un piège sans fin.

Au-delà de ce besoin purement fonctionnel, il faut relever que ce choix du nom de Houénou est aussi un moyen pour l’auteur de revenir chez lui, à Abomey. Car, si l’auteur est de Ouidah, il est le rejeton d’un arbre dont la souche est à Abomey. On sait que Bhêly Quenum est une francisation de Gbêli Houénou[3]. Le romancier au nom divin d’Olympe, pour narrer cette histoire du paysan au destin contrarié, loge une partie de son récit dans la ville de ses origines véritables, non pas à Ouidah, mais à Abomey où son ancêtre, Azanmado Houénou avait été ministre d’Adandozan, dans le Dahomey des Rois, avant de devenir grand cabécère de Ghézo à Ouidah. Un Piège sans fin est ainsi l’occasion d’un retour du rameau à la souche, à Abomey, à « Zado, ferme ancestrale » où il peut rencontrer Ahouna et lui offrir « l’hospitalité selon la coutume traditionnelle. »[4]

Houénou, le narrateur-narrataire

Bien malin celui qui nous dira quel rôle Houénou tient dans ce récit terrible. Il suffit qu’on y pense pour que la question devienne complexe. Au départ, on le pense comme narrateur. C’est un rôle qu’il tient confortablement et avec adresse. Le portrait précis d’Ahouna au début du roman en est la preuve. Mais bien vite, il change de fauteuil, devient narrataire, quand le véritable sujet de ce livre prend la parole pour narrer, non pas au lecteur, mais à Monsieur Houénou, son histoire. Narrataire intradiégétique, il sera celui qui écoute pour nous ce récit, jusqu’au chapitre 11 du livre où la voix narrative devient hétérodiégétique. Il faut attendre la fin du récit pour que le ton redevienne homodiégétique. Cette fluctuation est sans doute dictée par les besoins de réalisme dans la narration, mais il n’empêche que l’auteur était au cœur du récit.

Ce n’est certes pas la première fois qu’un artiste traverse ainsi sa propre œuvre. On se souvient de Gabriel Garcia Marquez qui, dans son roman Cent ans de Solitude, fait intervenir un certain colonel Gerineldo Marquez mais aussi un voyageur du nom de Gabriel. Et dans un autre art, le nom de l’architecte Eugène Viollet-le-Duc doit être cité, lui qui, au cours de la restauration de la Cathédrale Notre-Dame-de-Paris au XIXe siècle, avait donné ses propres traits et son propre visage à la statue de l’apôtre Thomas. Viollet-le-Duc est entré dans l’Histoire par son œuvre à Notre-Dame, comme Gabriel Garcia Marquez a conquis le monde avec ses Cent ans de solitude. Et le descendant de Houénou est entré lui aussi dans l’Histoire grâce à son roman dans lequel il est, lui aussi présent : Un piège sans fin. Peut-être que cette présence particulière de soi dans une œuvre s’est accompagnée toujours de succès parce que toujours ces artistes ont laissé une partie de leur âme dans ces œuvres.

Un piège sans fin est en tout cas plus qu’un premier roman pour Olympe Bhêly-Quenum. Il est aussi un prétexte pour une traversée existentielle de Ouidah à Abomey. L’auteur n’aura jamais été aussi intimiste que quand il fait dire à Houénou : « je m’étais mis à la recherche de la profondeur, de la sensibilité, de l’originalité de mon pays qui, comme le poète ne cessait de me l’apprendre, devaient être puisées “au foyer saint des rayons primitifs” ». Abomey et Houénou sont le foyer saint de ces rayons primitifs.

Par Jovincio KPEHOUNSI, ©BENINLIVRES,  mai 2020


[1] Les derniers sceptiques, s’il s’en trouve, peuvent consulter Émile-Désiré Ologoudou, « Tours et détours des mémoires familiales à Ouidah », Gradhiva [En ligne], 8 | 2008, mis en ligne le 15 novembre 2011, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/gradhiva/1179 ; DOI : 10.4000/gradhiva.1179. Il suffit aussi de chercher le Patronyme Quenum sur Wikipédia pour déjà en avoir la certitude.

[2]Kesteloot Lilyan, Anthologie Négro-africaine, Edicef, 1987, p.307

[3] Cf Vignondé Jean Norbert, « Aspects et limites de l’initiative créatrice chez Olympe Bhêly-Quenum », in Linguistique et poétique : énonciation littéraire en Afrique francophone, Presses Universitaires de Bordeaux, pp 89-97

[4] Un Piège sans fin, Présence Africaine, 1985, p11.