“Emma ou la rage de vivre” est le tout premier roman de l’écrivaine bénino-martiniquaise Euphrasie Hounkonnou Calmont. Paru aux Editions Amalthée en 2008, cette œuvre de 157 pages est un véritable livre de vie. A travers un personnage atypique, le récit évoque un retour aux sources et aux valeurs authentiques.
« La petite fille, assise sur le vieux banc rouge à bords fissurés, échoué depuis des siècles sous la fenêtre de la chambre de sa mère, attendait, on ne sait quoi … De courtes pensées lui traversaient l’esprit, celles notamment de sa maman hospitalisée depuis une semaine » (p. 61).Ce passage du roman constitue l’un des moments graves de l’histoire très touchante d’Emma.
Comment une fillette d’à peine neuf ans peut-elle faire face à des évènements aussi bouleversants de la vie ? Le deuil, la perte d’un être cher, d’une mère, à cet âge-là … Et pourtant, cette benjamine d’une famille qui compte sept enfants devait continuer à vivre, malgré tout. Elle devait le faire, pour son père qui l’aime tant, pour ses frères et sœurs, prêts à tout pour l’aider.
Mais, l’autre face de l’histoire d’Emma remonte à des temps immémoriaux ; elle qui est originaire de Mitro, descendante d’arrières grands-parents venus de Doga. En rapportant fidèlement la belle légende de Mitro, l’auteure, avec dextérité, emmène le lecteur faire un petit tour d’histoire de près de cinq siècles en arrière.
Issus des peuples fiers et courageux de l’Afrique occidentale, élevés dès l’enfance dans le respect des valeurs de la communauté : le courage, l’endurance, la loyauté et la solidarité, ces hommes, femmes et enfants étaient tous partis de Doga, fatigués des guerres tribales de 1624. Ils s’enfoncèrent alors dans la forêt, sans esprit de retour, à la conquête de leur modeste royaume. Tombé sur une vallée abrupte, à la sortie de la jungle aux mille péripéties, le groupe d’immigrants pensa un moment s’être perdu dans un endroit hostile à leur établissement. Devant ce paysage qui ne leur paraissait guère hospitalier, certains parmi eux tressaillirent de frayeur, dont notamment Hounké qui lança :
- Hélou, mi tro ! (SOS, Nous sommes perdus !)
Mais Manou, le patriarche, lui, contemplait plutôt la vallée verdoyante que des pentes protégeaient. Devant tout le groupe désemparé au sortir de la forêt, le vieux déclara : « Nous ne sommes pas du tout perdus. C’est ici que nous devons nous arrêter, construire nos maisons et faire des enfants. Regardez tous ces signes d’une belle eau et d’une bonne terre, ces arbres qui portent des fruits… »(p. 21).
Ainsi fut fondé Mitro en 1626, village échoué dans un trou, au bas d’une chaîne de collines en plein cœur de la vallée de l’Ouémé, au sud du Bénin. Hounké, Wanou, Hano, Manou, Sica, Aïssa, Aïcha et Bintou qui l’ont fondé comptaient tous parmi les aïeux d’Emma Dassiga, le personnage principal de l’œuvre.
La vie d’Emma était pleine de promesses. Elle était épanouie, faisait la fierté de tout son entourage. Rien ne l’arrête dans sa quête du bonheur, elle est née pour être heureuse, tout le prédit. Son enfance fleurie lui fait vivre tant de moments intenses. Le récit s’ouvre sur cette enfance radieuse et frénétique.
Et c’est à ce moment précis où elle croquait la vie à belles dents qu’un évènement lugubre survint : le décès brutal de sa mère. Peu avant cette mauvaise nouvelle, « Emma ressentit un frisson fugace dans le dos ». En plus de toutes les qualités qu’elle avait, elle était aussi dotée de prémonition :
- Tu sais, maman est très malade, dit Mélanie en dévisageant Emma que Frédéric et elle tenaient chacun par la main.
- Oui, ça, je le sais. Emma lut de la gravité dans leur geste, … puis elle ajouta, et vous voulez me dire aussi qu’elle est morte, c’est bien ça, n’est-ce pas ?
Les deux aînés restèrent bouche bée. Emma leur facilita ainsi la funèbre tâche qui, autrement, eut été rude. Mais, brusquement :
- Et comment cela se peut-il ? Maman était bien portante, hier, je l’ai vue ! ajouta-t-elle, effondrée.
Forte, la petite fille put supporter ce coup du sort, soutenue par son père. Le temps passa, sans qu’Emma ne soit ébranlée par les vicissitudes de la vie.
Emma ou la rage de vivre n’est pas que roman, c’est à la fois une œuvre d’histoire, de sciences naturelles, d’éducation, de développement personnel, de spiritualité et même d’évasion. Elle se caractérise par un fonds riche et varié rempli de plusieurs champs sémantiques, empruntés notamment au règne végétal et animal.Recettes de médecine douce, d’art culinaire et bien d’autres dont le livre est parsemé renseignent merveilleusement sur la culture africaine authentique. C’est avec finesse que l’auteure a dépeint les êtres, les événements, les lieux, les us et coutumes évoqués dans le texte.L’art de décrire, la qualité et la concision du style d’Euphrasie Calmont révèlent une écrivaine qui laisse libre cours à sa pensée.
Dans ce roman invitant à un retour aux sources, elle développe une véritable philosophie de la vie. Au-delà du bel hommage rendu aux ancêtres, le lecteur redécouvre les valeurs fondamentales qui confèrent à la vie son réel sens. Tout ici est exaltation et optimisme. Malgré les péripéties qui survinrent dans le récit, l’auteure a su semer sur chaque page la joie de vivre.Un sentiment qu’elle veut contagieux pour tous les humains, sans oublier de rappeler, à la fin, « ce ne sont pas les autres qui font ta joie. Tu te donnes les moyens de ta bonne humeur. Ton bonheur, il part de toi et grandit au contact des autres » (p. 157).
L’ouvrage, sorti depuis 2008, a déjà fait le tour de plusieurs salons et festivals littéraires, et toujours avec le même accueil enthousiaste du public. Sollicité lors de grands évènements culturels consacrés à la littérature, il connaît également de prestigieuses séances de présentation,au Bénin, à la Martinique, en France et ailleurs. Les thématiques qu’il aborde ainsi que son allure socioculturelleen appellentà son adaptation cinématographique. Un beau film est caché dans cette pseudo-fiction.
L’extrait
« A neuf ans, Emma, véritable boute-en-train, en paraissait le double, par la profondeur de son raisonnement et ses attitudes déjà empreintes de maturité. Menue, en flèche, avide de toute chose qu’elle dévorait de ses yeux marron clair avec une célérité et une persévérance à toute épreuve, Emma faisait aussi preuve d’une aisance remarquable parmi les enfants de son âge ou même lorsqu’elle communiquait avec les adultes.
De son père, homme pondéré, sage, loyal, généreux, avide de connaissances, et au visage expressif, elle hérita l’esprit de curiosité, le goût du travail et de l’analyse, la sincérité et enfin, l’art de transformer chaque catastrophe en évènement drôle devant servir de leçon. Emma tenait de sa mère le dynamisme, l’énergie, la détermination, l’esprit de décision, l’autonomie et ce qui pouvait passer pour de l’impassibilité devant les épreuves ; en fait, une capacité de concentration hors du commun.» (Page 29)
Jean Florentin AGBONA