LE GRAND ORAL SUR LA LITTÉRATURE BENINOISE

LE GRAND ORAL SUR LA LITTÉRATURE BENINOISE
L’Ecrivain Habib Dakpogan

Désormais, chaque année, à la finale du Grand Prix littéraire du Bénin, un acteur tiendra un discours franc et sincère sur l’état des lieux de la littérature béninoise. Le Grand Oral sur la littérature, un exercice qui consistera à faire le bilan de l’année qui s’achève et à présenter les défis de celle qui va s’installer. Le premier à se donner à cet exercice est l’Ecrivain Habib Dakpogan. Voici le contenu de son discours.

La littérature n’a jamais été une discipline d’apparat pour cénacles partageant le goût des choses inaccessibles. Elle ne répondra donc jamais à ces idées douteuses entretenues sous nos cieux qui consistent à viser la condition d’écrivain comme une fin en soi et à placer l’homme de lettres au-dessus de tous les échelons sociaux.Malheureuse rêverie dont la manifestation la plus palpable est cette manie de publier rapidement un livre au quartier, sans la moindre relecture,avec des tranches rugueuses comme coupées à la hache, des coquilles plus nombreuses qu’à la plage, et à placer sa photo en costume sur la quatrième de couverture assortie d’une biographie presque aussi longue que le livre lui-même, avant de commencer à distribuer à tout venant, des cartes de visite avec la mention : talentueux écrivain, huit livres à son actif.

La littérature, c’est quand l’homme ordinaire interroge son for intérieur, et que les deux s’entendent pour accéder à la pérennité. Elle n’a de sens qu’en ce qu’elle transcende les idées conjoncturelles pour se consolider dans une pensée structurelle. LA pensée !Pas dans l’acception ridicule de pensée unique, mais comme cette entité immatérielle sacrée, cette autorité morale qui trône dans les consciences, se transmet sous forme de valeur, se vulgarise dans les hameaux les plus reculés, et opère le miracle du changement de mentalité.Elle est une manière de constituer lentement mais sûrement ce qui sera le socle du développement de toute la société. La littérature engagée n’existe donc pas. La littérature elle-même est par essence engagement, contribution, mise de soi au service de la recherche d’une langue commune, d’un chemin partagé. Elle est donc devoir. Et ce devoir est d’autant plus impérieux et immédiat que l’écrivain en Afrique est toujours la lumière d’une minorité de relais, qui éveille la majorité. Et si pour Louis Aragon, « on pense à partir de ce qu’on écrit, et pas le contraire », j’en mettrai une couche en disant ceci : nous ne penserons le Bénin qu’en l’écrivant.

Mais écrire le Bénin aujourd’hui, à quoi cela rime-t-il ? D’abord qu’on se rassure d’une chose : le Bénin n’est pas le quartier latin de l’Afrique. Il ne l’a jamais été. Il n’y a aucun quartier latin en Afrique, il y en a marre de ressasser cette nébuleuseblague, à laquelle on s’accroche aussi longtemps que nous refusons de réfléchir par nous-mêmes. Aussi longtemps que nous voulons nous indigner face à la médiocrité en évoquant une ancienne gloire qui n’est qu’une vue de l’esprit. Le Bénin, humblement, c’est onze millions de sujets de droit … et aussi de mécontentement. C’est onze millions de raisons d’écrire un livre.

Ecrire le Bénin aujourd’hui, c’est donc prendre le parti d’aller au-delà des prétextes millénaires de l’amour et de la mort, c’est transcender les thématiques surannées de l’esclavage, de la colonisation et leurs corollaires, pour intégrer des considérations de plus en plus factuelles. Encore que, sous le couvert de Lavoisier, ces vieilles thématiques reviennent aujourd’hui sous de nouvelles formes, à travers les questions raciales, les polémiques migratoires, les grands exodes transatlantiques, la question des violences, les questions de genre, la pauvreté, et pourquoi pas… le franc CFA.

Ecrire le Bénin aujourd’hui, c’est écrire le Béninois, qui est avant tout cet africain hybride qui vit continuellement le syndrome de la chauve-souris culturelle, lui le Noir et le Blanc imbriqués avec une force de télescopage telle que la séparation paraît quasi inopérable. Lui qui est taxé d’aliéné ou d’extraverti au point d’oublier que sa double culture est une ineffable opportunité de création de valeur.

Ecrire le Bénin aujourd’hui c’est prendre conscience du mutant que chacun devient par la drogue douce des réseaux sociaux, et cette passion compulsive de l’exhibitionnisme qu’elle engendre. C’est intégrer l’univers des croyances et leur impact de plus en plus saisissant sur nos tropismes ; c’est faire la part constante entre le reçu et l’acquis cultuels dans nos quêtes de l’absolu spirituel.

Ecrire le Bénin aujourd’hui, c’est porter à la postérité, avec une plume froide et dépassionnée,le témoignage des tsunamis sociopolitiques d’aujourd’hui, comme page-clé de la marche de notre pays vers demain, que l’avenir soit florissant ou chaotique.

Ecrire le Bénin aujourd’hui, c’est tout simplement, pour les auteurs que nous sommes, entrer dans notre véritable rôle d’intellectuels, ceux qui au sens de Sartre, vont à la contradiction pour faire émerger, LA pensée. C’est pouvoir incarner des opinions politiques réelles, structurées et cohérentes qui s’élèvent au-dessus de l’ambiance manichéenne mouvance-opposition,  incarner des opinions et aussi des postures qui transcendent le langage ordurier de cette pléthore d’écrivains 2.0 plus connus sous le charmant substantif de Klébés.

Ecrire le Bénin aujourd’hui, c’est bien entendu, avec Paulin Hountondji, engager enfin et de façon concrète, le combat pour le sens.

Monsieur le Ministre, voilà ce nous ambitionnons de faire, écrire notre pays mieux que par le passé. qu’ils font déjà au quotidien, et qu’ils ambitionnent de mieux faire, écrire notre pays mieux que par le passé. Mais hélas nous écrirons des livres, puis nous noustransformerons en agents commerciaux, porteurs, livreurs, libraires, promoteurs, en sommeils se substituent à la chaîne du livre exactement comme les animaux devenus orphelins secrètent par instinct de conservation, leur mécanisme de survie. Oui, parce que les éditeurs sont des passionnés rares mais peu fortunés. Parce que le livre ne suscite pas l’excitation digne de l’œuvre d’art qu’il est. Parce qur le livre passeport d’évasion, est fortement concurrencé par l’inarrêtable flot d’informations que brasse l’Internet à chaque seconde.

Pourtant, Monsieur le Ministre, le livre est irremplaçable. Et peu importe le temps que prennent les perturbations, le bon ordre finit par triompher, car l’être humain, quelles que soient les aliénations dont il sera victime, n’aspire qu’à monter, accéder, découvrir, se vanter d’avoir vu, d’avoir écouté, d’avoir lu.Excelsior semper excelsior, plus haut toujours plus haut ! Les discours catastrophistes qui consistent à décider que le livre est en fin de vie, tous ceux de ma génération les entendent depuis leurs années du primaire, et pourtant le livre existe toujours. C’est dire, Monsieur le Ministre, que nous pouvons toujours écrire le Bénin, sans perdre l’espoir d’être lus, sans avoir à rougir d’être de ceux qui persistent à promouvoir un musée de paperasses dont les seuls lecteurs seraient les termites, les cafards et autres spécialistes du grignotage.

Monsieur le Ministre, nous voulons écrire le Bénin. Et l’époque doit être révolue où les éditeurs occidentaux sont  la caution de la qualité de nos publications. L’idée d’une littérature à deux vitesses, où existent des auteurs visibles parce que promus par de grosses maisons et d’autres cachés parce qu’édités par des éditeurs d’ici, est une idée reçue qui survit curieusement au colonialisme et qui hélas est favorisée, disons les choses telles qu’elles sont, par une hostilité globale du climat des affaires éditoriales au Bénin.

Car oui, la chaîne du livre est malade, et chacun des maillons souffre des dégâts collatéraux réciproques de la maladie des autres maillons.

Selon Frantz Fanon, chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la réussir ou la trahir. En ce qui nous concerne ici, sans la moindre opacité, nous allons réussir notre mission, celle d’œuvrer en sorte que notre littérature soit davantage habitée, qu’elle ait une âme plus forte, des repères plus prégnants, plus de moments charismatiques,de tournants décisifs, de courants caractéristiques, qu’elle colle à l’histoire et fasse partie intégrante d’un patrimoine qui suscite fierté. Cette mission est tellement la nôtre qu’elle ne peut être que la vôtre, Monsieur le Ministre, et vice versa, car ce qui est impressionnant quand un dirigeant et ses administrés sont en symbiose, ce que nous appelons de tous nos vœux païens, c’est qu’ils se supportent mutuellement, donnant du corps à l’allégorie de la jarre trouée.

Monsieur le Ministre, nous allons de nos plumes boucher la jarre trouée ; nous vous demandons juste de nous aider à la tenir, en donnant du sens à nos rêves,

  • dont le tout premier est cette maison du livre tant attendue. Et même si ce rêve nous était difficile à réaliser à court terme, nous pouvons à tout le moins concentrer les énergies immédiates sur ArtisttikAfrica, Africa Sound City, Espace Mayton, le Centre Culturel Ouadada, le Centre de Lobozounkpa, le Centre Ancrage Culture, tous ces espaces qui se trouvent être à ce jour nosseuls motifs de fierté en terme de cadre d’accueil de la vie littéraire au Bénin.
  • Monsieur le Ministre, il nous faut réinventer la critique littéraire, qui est obligatoire pour la création d’œuvres de qualité. Certes, nombre de ceux que cette folle idée a effleurés un jour ont dû baisser les bras face à l’ambiance où dans l’air pesant flottent  des menaces de représailles et de rancunes à vie. Mais quelles que soient les subjectivités, ce préalable est nécessaire pour l’émergence dans notre pays d’une littérature de niveau. Pour cela nous suggérons l’organisation d’une émission littéraire de grande écoute sur la chaîne nationale, au cours de laquelle les parutions feront l’objet de critiques bienveillantes mais impartiales et rigoureuses, par un panel de journalistes brillants, d’auteurs mais aussi de lecteurs avertis. Ceci aura le mérite d’éveiller une conscience de qualité autour de la circulation des idées littéraires.
  • Nous solliciterions aussi l’appui substantiel de l’Académie des Arts, dont le porte-parole, Monsieur Adrien Huannou, abat un travail remarquable de recensement de la population des artistes du Bénin. Nous aurions voulu que l’académie aille encore plus loin, et coopte en son sein chaque année des créateurs qui incarnent une certaine autorité, un charisme certain et dont la voix soit exempte de toute espèce de compromission.
  • Nous voudrions que soit enfin adoptée cette fameuse Politique nationale du livre et de la lecture publique, qui devrait nous avancer d’un pas de plus vers la structuration de notre secteur, politique qui mettra un faisceau clair sur les choix que nous ferons dans le cadre du développement du Bénin en matière de livre ;
  • Nous voudrions, Monsieur le Ministre, que tout le monde soit formé: les lecteurs à la lecture grâce au renforcement de capacité des animateurs et gestionnaires de nos lieux de lecture ;
  • Que les auteurs soient formés au travers d’ateliers et de résidences, soutenus par les mécanismes d’appui ;
  • Que les éditeurs soient formés et davantage soutenus par le biais du Fonds des Arts et de la Culture ;
  • Que le Ministère de la Culture rende public son manuel de procédure afin que le public connaisse les jurys, les catégories, les tranches d’allocation ainsi que les délais de réponse ; ceci rendra plus visibles les efforts indéniables déjà fournis, et éliminera pour de bon les sentiments de frustration des acteurs éconduits par un silence qui a souvent ressemblé à du mépris.

Monsieur le Ministre, chers confrères, chers acteurs du livres, parents et amis, les points évoqués plus haut ne sont qu’indicatifs. Ils nous paraissent comme le basique à enclencher afin de nous positionner sur l’avenue qu’empruntent les nations qui décollent vers l’avenir. Car il y a des évidences : à l’occasion des concours littéraires, nous dénichons énormément de talents. Il reste à les révéler. Nous n’aurons pas deux solutions : préparer ceux qui feront rêver les jeunes, ceux grâce à qui les générations montantes commenceront par penser par elles-mêmes, ceux qui consolideront des langues littéraires propres à nos terroirs, ceux qui auront l’audace d’aller sur les sentiers titanesques de la pensée, ce qui élèveront le débat et feront émerger une jeunesse consciente, loin des violences verbales fruits d’incultures satisfaites et d’illettrismes inconscients.

Monsieur le Ministre, chers confrères, amoureux du livre, invités et amis, André Malraux a totalement nié avoir dit que le 21e siècle serait religieux ou ne serait pas. Son ami André Froissart, présent dans la salle, a pour sa part reconnu que ces propos avaient été sortis de leur contexte. Peu importent les causes ou effets de ces visions d’écrivains quelque peu médiums d’après-guerre, la nôtre ici a le mérite d’être claire et sans moindre équivoque : malgré l’invasion des réseaux sociaux, la civilisation du rapide, le règne du superficiel, la domination de la formule et la douce tyrannie du bling-bling, malgré l’irrésistible dictature du paraître, nous n’avons aucun doute là-dessus : le Bénin de demain seralittéraire, ou sera littéraire.

Présenté par Habib Dakpogan / Azalai Hôtel, le 27 décembre 2019