LA CHRONIQUE. Le roman africain d’avant, et même d’après les indépendances a connu un schéma classique : le départ du personnage du village vers la ville à la recherche du bonheur, du bien-être et de l’opulence. On peut citer entre autres, Maïmouna d’Abdoulaye Sadji avec l’héroïne Maïmouna qui quitte son village Louga pour Dakar et en revient avec une grossesse ; La plaie de Malik Fall avec Mangamou qui veut aller s’enrichir en ville pour revenir payer la dot de Soukéniya. Ces personnages, dans la majeure partie des cas ont été déçus par cette ville, cruelle chez Mongo Beti. Ce schéma bien connu du roman africain semble brisé avec cette romancière béninoise, Sophie Adonon, dans son roman Le salut tumulaire, où le personnage principal Norbert Lanmè, fonctionnaire à la retraite chassé lynché par ses femmes et enfants se réjouit de retourner au village vers sa terre natale. Il redécouvre le village mais surtout la tradition orale très riche avec une reconstitution de l’histoire du Bénin et de réhabilitation de celle-ci. Il s’agira pour nous dans cet article de ressortir de cette œuvre ce qui en fait la particularité.
1-Le salut tumulaire, une réhabilitation de l’histoire et de la tradition orale
Cette œuvre de Sophie Adonon est toute particulière par certaines de ses caractéristiques telles que la tradition orale et l’histoire, mais aussi plus loin, elle évoque la question de l’émancipation de la femme. On peut dire que cette œuvre est un prétexte à la réhabilitation de l’histoire du Bénin depuis les grands rois. En dehors du travail d’écrivain, Sophie Adonon nous présente aussi celui d’un ethnologue ou d’un historien car, outre la littérarité qui donne un tonus à l’œuvre et la fait asseoir dans un univers traditionnel avec un lexique conséquent, c’est l’histoire et la tradition orale qui semblent mises en exergue.
1.1-L’histoire réhabilitée
L’histoire africaine sur les rois écrite et racontée par les savants occidentaux parle de la cruauté, de la méchanceté de ceux-ci dans leurs différentes manières de gouverner. Ainsi nous a-t-on présenté certains rois comme étant sanguinaires et même anthropophages. La romancière met en dialogue deux personnages, Ahovi et Ananto, dont l’un Ahovi défend le roi Adandozan considéré comme assassin et traître pour son peuple. Parlant au sujet de Norbert Lanmè, le lauréat de la loterie, il dit :
C’est le roi Adandozan qui marqua ta lignée d’un sceau de Satan. N’oublie pas que ce monarque, l’unique souverain d’Abomey à avoir dit « non » à la traite négrière, étant aussi le plus puissant en magie noire que le royaume n’ait jamais connu (…) contrairement aux affirmations, le roi Adandozan (fils d’Agonglo) qui régna de 1797 à 1818, n’a pas été sanctionné uniquement pour sa cruauté, mais pour son refus de poursuivre la vente des esclaves aux occidentaux, commerce honteux et inhumain. (…) Adandozan fut un grand roi par ses réalisations telles que la suspension du paiement du tribut au roi d’Oyo. Il a été lâché par les princes d’Abomey, conseil du roi, pour s’en être pris à leurs privilèges. Le roi Madogougou Adandozan institua l’égalité entre les citoyens par la suppression des classes sociales[1].
À la lecture de cette œuvre, le lecteur se rend vite à l’évidence que derrière le personnage d’Ahovi se cache notre auteure qui cherche à donner la vraie version de l’histoire du royaume de Danxomè, contrairement à son interlocuteur, Ananto, qui, lui pense qu’Adandozan a été banni à cause de sa cruauté.
Tu racontes n’importe quoi. Je maintiens que c’est la cruauté du roi Adandozan qui a entrainé sa destitution et son bannissement. Aussi, il avait usurpé le pouvoir au détriment du roi Guézo désigné par l’oracle[2].
Et l’argumentation d’Ahovi sur les pages suivantes semble très convaincante du fait que d’autres rois comme le roi Agadja ayant usurpé le pouvoir ne furent pas banni. Sophie Adonon cite même des passages de chercheurs dans son roman comme s’il s’agissait d’un travail de recherche scientifique. Ainsi, aux pages 186, et 240, cite-t-elle respectivement un historien béninois Joseph Adandé et un certain Edmond l’assassin qui serait mort en 1992 et qui serait un fait authentique selon ses notes en bas de pages. Ceci vient confirmer que ce roman n’est pas seulement le fruit de l’imaginaire, mais aussi le résultat d’une recherche scientifique sur l’histoire du Bénin.
Sophie Adonon, au-delà de cette réhabilitation de l’histoire de Danxomè, nous fait vivre la tradition orale avec ses heurs et malheurs, car la tradition qu’on le veuille ou non, a toujours ses deux faces comme celles d’une pièce de monnaie.
2- La visite de la tradition orale
Norbert Lanmè, chassé à coups de pierres et d’injures par sa famille sous prétexte d’investir tout son bien de retraité dans la loterie, – les vraies raisons de ce drame sont cachées, nous en parlerons plus loin – retourne dans son village Sinhoué-Zoumey :
Aussi, lorsque Norbert fut exilé de sa maison par les siens, se refugia-t-il dans son village natal. Ce malheur l’arrangeait quelque peu. (…) Avec un recul, Norbert se dit que tout compte fait, son départ de Cotonou était un mal pour un bien, parce que la vie y était beaucoup trop trépidante à son goût. Il se souvenait que lorsqu’il était envoyé dans la capitale économique du Bénin, il s’était soumis à cette décision, la mort dans l’âme[3].
Il ne s’agit pas de l’exode rural mais de l’exode urbain. C’est une joie pour Norbert de retourner vers son village natal, vers la tradition orale toujours riche et vierge, « cette immensité du sable de la mer »[4]
L’auteure passe par cette œuvre, Le salut tumulaire pour nous présenter la tradition orale, la mieux placée à nous transmettre l’histoire africaine. En effet, elle nous parle des pratiques funèbres, des grands rois d’Abomey, de leur vie sociale, des cérémonies aux dieux, et bien d’autres choses qui furent avant la littérature écrite. Il y a d’abord le culte des revenants avec un lexique « ésotérique », inaccessible comme de coutume à un étranger, un profane. Nous avons par exemple des mots comme ceux-ci en italique dans le passage suivant :
Pendant leur séjour terrestre, les revenants s’isolent dans leur cloître, dénommé Gbalê, sous l’égide du Babalawo baalè, d’où on peut les ouïr. Seuls les initiés mâles appelés Malio ont accès à ce couvent animiste. Ce sont eux qui partagent « le secret » awomimon. On dit d’eux après leur initiation « qu’ils ont reçu Awo ». Les Malios ont pour rôle de maintenir à distance respectable les spectateurs durant la démonstration des revenants à l’aide de leur bâton Tchan. Les revenants ne sortent que le jour. La nuit est réservée aux Oro, autres esprits des ancêtres divinisés…[5]
Tous ces mots en italiques relève du vocabulaire d’initiés ou de locuteurs des langues fon et yoruba, de sorte qu’un étranger de la langue demeurera sourd. Et tout au long du livre de Sophie Adonon, le lecteur rencontre toujours ce lexique que l’auteure a choisi de garder tel quel, de peur qu’en les traduisant en français ils perdent leur sens et leur quintessence originale. C’est en cela que réside justement la force même de la tradition orale.
En dehors de cette tradition orale très foisonnante dans le roman, on voit également des femmes qui veulent conquérir, vis-à-vis des hommes, leur liberté.
3-De la vengeance à l’émancipation de la femme
Cette vengeance dont nous parlons dans cette œuvre n’est pas explicite. Mais en lisant l’œuvre et en suivant l’évolution de l’intrigue, on se rend compte que les femmes se vengent. En effet, dès les premières pages du roman, il est question du renvoi de Norbert Lanmè par sa famille qui l’accuse de dilapidation de fonds dans la loterie nationale. Mais dans l’évolution, on se rend compte que les causes de cette exclusion sont ailleurs. Les deux épouses de Norbert Lanmè, Dorothée et Josiane, autrefois rivales avaient fini par devenir des homosexuelles, et ceci au su de leur mari. Elles avaient trouvé qu’elles s’entendraient mieux à deux qu’à trois avec Norbert.
En effet, d’ennemies qu’elles étaient au temps de la cohabitation avec Norbert, la nature de leur relation s’était métamorphosée en quelque chose d’inattendu et d’imprévisible. Ce nouveau rapport était absolument inconcevable, voire inacceptable, car considéré comme une abjection dans la culture africaine en général, et au Bénin en particulier. L’homosexualité dans ces années 60 constituait un tabou, qu’elle fût féminine ou masculine. Car ces deux femmes, Dorothée et Josiane, avaient constitué, au temps de leur coexistence avec Norbert, un ménage à trois (…) et elles s’aimaient d’un amour d’Éros[6].
Donc, l’on comprend dès à présent que l’exclusion de Norbert n’avait pas pour cause sa dilapidation de l’argent dans la loterie, mais une manière pour ses femmes de vivre pleinement leur amour éros. Où se trouve alors la vengeance ? Dans l’évolution de la lecture, l’auteure parle de la condition des nombreuses femmes des souverains d’Abomey dont certaines passaient toute leur vie sans connaître la couche de leur mari. Les rois en prenaient tellement qu’il leur était impossible de toucher à toutes les femmes de leurs conquêtes avant de mourir.
Parmi ces femmes dont les épousailles s’effectuaient de façon différée dans le temps et dans l’espace, et qui scellaient souvent les alliances entre clans princiers ou royautés extérieures, quelques-unes étaient très jeunes, à peine pubères, avec un écart d’âge pouvant dépasser la cinquantaine par rapport à l’époux. Et le moment où venait leur tour de partager l’intimité du monarque pouvait arriver après moult années ou ne jamais se produire[7].
Or, dans le royaume, bien que l’homme soit capable de prendre plus d’une femme, la femme elle n’avait aucun droit de s’aventurer dehors car cela était puni de façon rigoureuse qui allait jusqu’à la mort :
De surcroît, l’infidélité féminine était punie de mort au royaume de Danhomè, une mort lente dans d’atroces souffrances lorsque les épouses royales étaient roturières. Celles du sang bleu étaient intouchables même si elles commettaient l’adultère (…) Deux femmes du roi Kpengla avaient été tuées pour ce motif selon la tradition orale.[8]
La vengeance réside d’abord dans le fait que des femmes soient condamnées à rester fidèles à un homme qui ne l’est pas pour elles et qui, de surcroît, prive ces dernières de son intimité. Les femmes de Norbert Lanmè voient en leur mari un de ces monarques du passé, mais au lieu de le cocufier, elles ont préféré s’entendre entre elles. Ensuite, il y a aussi cette distinction entre les femmes dites du « sang bleu » et les « roturières ». Qu’est-ce qu’une femme a de mieux entre les jambes qu’une autre ?
Cette union qui existait entre ces deux femmes était largement un signe d’émancipation puisqu’elles ont pris une ferme résolution d’être ensemble et elles ont atteint leur but.
Le lecteur ne se lasse pas de lire cette œuvre Le salut tumulaire. Ecrit dans un style simple mais si élégant avec un lexique assez riche, des mots et des usages temporels très rares, cette œuvre est le travail à la fois de l’historien, de l’ethnologue, et du juriste qu’est l’auteure. Elle fait vivre l’histoire des grands rois du royaume de Danxomè, desquels descend l’auteure, la tradition orale. Des œuvres comme celle-ci doivent réveiller les Historiens et traditionalistes africains à revisiter l’histoire africaine écrite par les Occidentaux dans des manuels scolaires africains en vue de la réécrire aux Africains à qui on a fait boire des mensonges sur l’Afrique. Mais l’œuvre de Sophie Adonon nous surprend par le fait que, vivant en Europe, elle ne soit pas influencée par la terre étrangère comme beaucoup d’écrivains de la diaspora qui sont influencés par les terres d’accueil.
Bibliographie
Adonon, Sophie, Le salut tumulaire, Porto-Novo, Beninlivres, 2O21, 243p.
Peketi, Bawam, Les marmites d’en haut, Cotonou, Savanes du Continent, 2021, 164p.
Hane, Khadi, Des fourmis dans la bouche, Alger, Terres solidaires, 2021, 180p.
Djaïli Amadou Amal, Munial, les larmes de la patience, Alger, Terres solidaires, 2020, 254p.
Serpos, Noureini Tidjani, L’aspect de la critique africaine, Lomé, éditions Haho, 1987, 288p.
[1] Sophie Adonon, Le salut tumulaire, roman, Porto-Novo, Beninlivres, 2021, Pp. 84-85.
[2] Ibidem, p.86.
[3] Ibidem, Pp. 22-23.
[4] Lilyan Kesteloot, Problématique de la littérature orale, In « Actes de Colloque », Mythe et littérature africaine, Colloque afro-comparatiste de Limoge.
[5] Sophie Adonon, Op. Cit, p.67.
[6] Ibidem, p.172.
[7] Ibidem, p.181.
[8] Ibidem, p.184.
Par Bawam PEKETI, Enseignant – Ecrivain du Togo, BENINLIVRES, août 2021