Reste avec moi de Ayóbámi Adébáyó : Un roman cathartique

Reste avec moi de Ayóbámi Adébáyó : Un roman cathartique

LA CHRONIQUE. « Le chant de l’espoir », « Un mariage à 3 » ou « Confidences à 3 » tels pourraient être d’autres titres du roman confession RESTE AVEC MOI que nous donne à lire la jeune mais immense conteuse Ayóbámi Adébáyó.

L’écrivaine nigériane, lauréate du prix Les Afriques 2020 effeuille avec une focalisation interne sur plus de 315 pages inégalement réparties en quatre parties la triste histoire du couple Yéjidé et Akin Ajayi sous fond d’instabilité politique. Elle partage une parfaite complicité avec ses deux principaux personnages homodiégétiques qui expriment le réalisme poignant de son intention d’écriture. Si un expéditeur était explicitement identifié, on aurait cru lire « Une si longue lettre » de Mariama BA. Mais retenons que c’est la relève, la nouvelle génération d’écrivains qui sans perdre de vue la corde tressée par les anciens, s’intéressent aux nouvelles problématiques de santé, de liberté, d’égalité… aux enjeux de leur temps.

Malgré le crépitement des armes et la fureur de la foule qui veut en découdre avec le régime militaire du dictateur Babangida, l’impuissant banquier mais papa par procuration puisera dans la puissance de l’amour pour sauver sa fille Rotimi de la crise drépanocytaire. La terrible maladie héréditaire avait froidement et sans pitié emporté successivement ses deux premiers enfants Olamidé et Sèzan, nés du lit de l’inceste voulu et assumé. L’époux qui ne pouvait bander s’était confessé à son unique frère germain et convenu à contre cœur que celui-ci couche avec Yéjidé afin de lui donner une descendance :

« …je lui confiai que je n’avais jamais eu d’érection » P288

« …il y a des choses que des examens médicaux ne peuvent pas prouver, comme le fait que la paternité est davantage qu’un don de sperme … je savais que Dotun était le donneur de sperme » Akin P200

« – C’est une abomination. Il s’agit de ta femme ! Ta femme, et tu veux que je couche avec elle ? La femme de mon ainé ? Non je ne peux pas. Il doit y avoir un autre moyen. »DotunP201

et d’essuyer les larmes de l’épouse esseulée et rejetée par la communauté.

« Aussi plat que le pan d’un mur, lâcha-t-elle. Tu as eu mon fils entre tes jambes pendant ces deux derniers mois. Ne le prend plus entre tes cuisses… il mourra sans enfant… Akin est mon premier fils » Moomi p57

Le lecteur ne découvrira les tenants et aboutissants de ce drame familial que progressivement. Le suspense est magistralement entretenu et explosé comme des mines anti-personnel dans un champ de bataille tout au long du récit. Les aveux vont se succéder avec des voix polyphoniques. Ayóbámi Adébáyó relate avec une grâce magnétique du point de vue de deux voire trois narrateurs (principalement le couple Akin-Yéjidé et Dotun dans ses correspondances d’Australie). Normalement écrire avec un seul narrateur est difficile et le faire avec plusieurs est une gageure que notre romancière a su brillamment relever. Elle y est arrivée en profitant des chapitres pour effectuer le changement de narrateur sans perdre le lecteur. Certes, c’est le même « je » grammatical mais les voix des héros-narrateurs sont différents et les lecteurs sont capables de déterminer immédiatement qui parle. Dans la prolepse précisément à la deuxième page, on lira « Akin, je me demande souvent si tu penses à elle (Olamidé), toi aussi ». On comprend aisément que c’est Yéjidé, héroïne de sa propre histoire qui pensant et parlant à son mari, raconte au lecteur sa solitude, ses souffrances. C’est pleinement une œuvre cathartique, psychologique et bouleversante.

         D’ailleurs, on goutte à la tragédie dans cette fiction dans les couloirs de Wesley Guild où étaient régulièrement hospitalisés les trois enfants marqués SS par l’anémie falciforme. Le lecteur qui suit naïvement la diégèse penserait rapidement à une punition divine. Une épouse aimée et un frère choyé ne pouvaient cocufier impunément un honnête homme comme Akin ! Mais c’est sans compter la volonté de l’auteur -qui emprunte la fonction de Créateur-de nous dévoiler les pesanteurs socioculturelles du pays yoruba et plus largement de l’Afrique. Ayóbámi tient à nous montrer l’étendue des sacrifices que peut consentir une femme pour être mère et un homme pour devenir père afin de répondre aux attentes sociétales.Yéjidé fera le tour des gynécologues et des charlatans de toutes sortes pour avoir gain de cause. Même si la dernière tentative auprès du libidineux gourou de la Montagne de l’ÉpoustouflanteVictoire conduirait à une grossesse nerveuse qui tiendra tout le monde en haleine pendant plusieurs mois. Le mari -qui aux yeux de tout le monde était sain-se faisait également traité chez des urologues de Lagos après avoir ingurgité des tasses de tisanes sans obtenir une seconde d’érection. Au-delà du problème de stérilité, l’écrivaine nous dévoile la légendaire solidarité africaine avec le fonctionnement du personnage Dotun, l’enfant prodige, fêtard, homme à femme dont l’inconscience professionnelle le mit au chômage. Abandonné par sa femme, son frère ainé lui offrira le gite et le couvert de même qu’une place dans le lit conjugal en contrepartie de sa semence. Or Alfred de Musset nous enseigne qu’« on ne badine pas avec l’amour ». Au lieu d’un coup voire d’un weekend par enfant comme planifié, le contrat mal ficelé au départ pour couvrir la honte familiale sera abusivement exécuté au détriment de la dignité du couple.

« L’amour ploie, se fend, manque de se briser et parfois se brise. Mais ce n’est pas parce qu’il est en mille morceaux à vos pieds que ce n’est plus de l’amour » p30

« Je savais que nous recommencerions, mais je refusais de l’admettre. C’était diffèrent avec Dotun, plus « complet ». » p121

Tout va alors déflagrer dans un déchainement de violences entre les deux frères « tel un fleuve qui déborde, les flammes de l’enfer se répandirent dans notre chambre » p222 et pousser Yéjidé à abandonner son foyer, « je ne rentre pas à Ilesha. Je te quitte, Akin. » p298. En plus du mépris de son mari, elle refusait aussi de donner encore de son amour maternel à cette troisième enfant qu’elle pensait inéluctablement destinée à la mort comme les précédents. Dix ans auraient coulé avant qu’elle n’ait retrouvé par le sas des funérailles de son beau-père cet ultime bonheur qui l’attendait, Rotimi, Reste avec moi. Espérance, elle restait effectivement avec eux en dépit de sa fragilité, affirmant sa personnalité –Timi- sans le préfixe Abiku« Ro » pour réconcilier les siens, du moins ce qui reste d’eux.

Par Richard ADODJEVO